• Les influences engagées hors du rap qui irriguent la plume de Kery James

    28 juin 2025

Un horizon d’influences : au-delà des frontières du hip-hop

Kery James ne s’est jamais résumé à son genre musical. Son opiniâtreté à défendre la dignité, à scruter l’intime et à dénoncer l’injustice ne jaillit pas d’une généalogie strictement rap. Derrière chaque punchline acérée, chaque introspection et chaque manifeste social, résonnent les échos de figures venues d’autres sphères. Chansons engagées, littérature militante, cinéma de résistance : les textes de Kery James sont un carrefour où se rencontrent les voix majeures qui, bien avant ou en dehors du rap, ont ouvert la voie à l’expression de la contestation et de la conscience.

De la littérature noire américaine à l’engagement scénarisé

James Baldwin : la lucidité brûlante

Kery James cite régulièrement l’œuvre de l’écrivain américain James Baldwin, dont la voix n’a cessé de dénoncer les ravages du racisme institutionnel aux États-Unis. Dans « Les événements qui se sont passés à Ferguson ne sont pas nouveaux. James Baldwin en parlait déjà dans "The Fire Next Time" » (interview pour France Inter, 2019), il confiait combien Baldwin avait formé sa conscience politique. Baldwin, par sa capacité à relier les luttes individuelles et collectives, infuse la plume de Kery d’une lucidité jamais soumise à la fatalité. Des morceaux comme « Lettre à la République » portent la trace de cette vigilance : écrire, c’est refuser de se taire, même devant la lassitude.

  • James Baldwin (1924-1987) : son roman Go Tell It on the Mountain et son essai The Fire Next Time figurent parmi les textes les plus cités par les militants de la cause noire et figurent dans de nombreux entretiens de Kery James.
  • L’adaptation cinématographique de If Beale Street Could Talk (2018) a également ravivé chez Kery un choc esthétique et politique.

Aimé Césaire et la négritude

Le « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire, pionnier du mouvement de la Négritude, est lu et cité par Kery James depuis ses premières années de formation. On retrouve, dans les allusions à la condition postcoloniale française (notamment dans « Banlieusards »), la langue de feu de Césaire : celle qui ne pactise pas avec l’oubli.

  • Aimé Césaire (1913-2008) : Son influence s’observe dans l’usage du motif du retour, du refus de la résignation et dans la dénonciation des effets durables de la colonisation.
  • Kery James déclarait au Mouv’ en 2016 : « Lire Césaire, c’est comprendre qu’on existe encore, qu’on n’est pas voués à la disparition, qu’on peut choisir ses propres mots pour dire l’oppression. »

La chanson française, matrice des engagements pluriels

Lino Ventura : la droiture éthique du cinéma français

Bien qu’on cite volontiers les figures du rap, Kery James s’est toujours montré sensible aux modèles d’intégrité portés par des acteurs de cinéma. Dans le documentaire Banlieusards (Netflix, 2019), il évoquait Lino Ventura comme la synthèse d’un certain courage à toute épreuve. Si Ventura n’était pas chanteur, la justesse avec laquelle il incarnait des personnages droits, résistants mais humains, fait écho à ce qui hante la mythologie keryjamesienne.

  • Lino Ventura (1919-1987) : acteur engagé pour les enfants handicapés (création de Perce-Neige en 1966), il incarne dans le cinéma une forme de droiture que Kery James brandit comme une boussole morale.
  • Cette influence va au-delà de la musique, touchant à l’idée d’exemplarité et de responsabilité.

Jacques Brel : l’introspection et l’humanité

Brel : l’homme qui disait « Il nous faut regarder la réalité en face, surtout quand elle dérange ». Jacques Brel inspire Kery James dans sa capacité à aller jusqu’à l’os, à ne jamais travestir la douleur ou la tendresse sous le poids du cynisme ambiant. Quand Kery écrit dans « Racailles » ou « Viens je t’emmène », il partage avec Brel la quête du mot juste pour saisir le cœur du malaise social.

  • Jacques Brel (1929-1978) : l’entrelacement de textes taillés au scalpel et d’une dimension universelle. Un idéal que revendique Kery James pour « toucher l’intime tout en parlant de l’universel » (interview, Le Parisien, 2017).
  • Thème du « Ne me quitte pas » réinterprété, chez Kery, comme une question adressée à la France, à l’enfance, à l’espoir.

Georges Brassens et l’irrévérence réfléchie

Georges Brassens, chantre du verbe piquant et de la contestation douce, inspire la façon qu’a Kery James de manier la provocation comme un aiguillon plus que comme une arme. Brassens incarnait une subversion tranquille, une manière de moquer le pouvoir sans hurler. Ce goût pour l’ironie – qui traverse les morceaux « Constamment je me relève » ou « Bicentenaire » – rappelle combien l’engagement peut être aussi affaire de nuances.

  • Georges Brassens (1921-1981) : ses chansons « Le Gorille » ou « Chanson pour l’Auvergnat » ont ouvert la voie à une contestation sans haine, ce dont Kery James use dans ses morceaux les plus doux-amers.
  • Ici, la satire sociale sert moins à démolir qu’à appeler une prise de conscience.

Figures du panthéon africain et antillais : de l’oralité à la résistance

Frantz Fanon, la radicalité de l’analyse

Frantz Fanon, psychiatre et essayiste martiniquais, auteur de « Peau noire, masques blancs » et « Les damnés de la terre », marque profondément les réflexions de Kery James sur l’aliénation et la violence sociale. Dans « XY », la référence à Fanon apparaît comme un appel à ne jamais accepter les rôles assignés par la société post-coloniale.

  • Frantz Fanon (1925-1961) : son influence irrigue, chez Kery James, la nécessité de « dévoiler les mécanismes intimes de l’oppression » (d’après une analyse sur Mediapart, 2018), pour mieux la combattre.
  • Fanon inspire aussi la construction narrative de certains morceaux, qui miment souvent le dialogue intérieur cher à l’auteur martiniquais.

Léon-Gontran Damas et la puissance de l’oralité

Moins connu du grand public, Léon-Gontran Damas (figure fondatrice de la Négritude) structure, à travers sa poésie oralisée, une part du flow keryjamesien. Sa verve syncopée, sa manière d’accrocher les mots à la gorge de ceux qui écoutent, fait écho au débit précis et pesé de Kery, surtout dans ses spoken words ou sur « Théorème ».

  • Léon-Gontran Damas (1912-1978) : ses « mots qui cognent » sont une matrice secrète que revendique Kery James dans plusieurs interviews données à Africultures (2015).

Figures spirituelles et intellectuelles : entre foi, dignité et enseignement

Nelson Mandela : la bataille pour la dignité

Nelson Mandela traverse l’œuvre de Kery James de façon récurrente. Mandela, qui restera en prison 27 ans pour sortir son peuple de l’apartheid, incarne l’endurance et le pardon, deux notions chères à Kery. Son morceau « Lettre à mon public » n’hésite pas à recourir à l’exemple mandélien, appelant à une émancipation « par la dignité, pas seulement par la colère ».

  • Nelson Mandela (1918-2013) : motif du sacrifice et de la persévérance chez Kery James ; citations dans ses conférences et débats publics, en particulier lors de la sortie de l’album MouHammad Alix (source : France 24, 2016).

Malcolm X : le pouvoir du verbe et la maîtrise de soi

Impossible de dissocier, dans la dimension réflexive de Kery James, l’influence de Malcolm X. Mais c’est surtout son intelligence stratégique, sa capacité à remettre en cause sans jamais sombrer dans l’excès, qui marque Kery. La force de la parole, l’art du débat – notamment dans ses prises de parole publiques et ses battles verbales – puise dans la matrice de Malcolm X.

  • Malcolm X (1925-1965) : icône de la discipline, de la résistance intellectualisée. Kery James cite la fameuse lettre « Education is the passport to the future » pour justifier son engagement auprès des jeunes (« Banlieusards », Allociné, 2019).

Quand la poésie et le cinéma deviennent armes de lutte

Enfin, il serait réducteur de ne s’arrêter qu’aux figures historiques et littéraires. Kery James rappelle dans de nombreuses interventions que le cinéma de Ken Loach, la poésie de Victor Hugo (« Les Misérables », dont l’adaptation cinématographique résonne fortement dans le film co-réalisé avec Leïla Sy), ou même les images poétiques de Léonor Fini, nourrissent l’imaginaire contestataire de ses textes.

  • Ken Loach : cinéaste du peuple, ses films comme « Moi, Daniel Blake » (2016) inspirent la peinture sociale sans fard, un réalisme brut que l’on retrouve dans l’album « J’rap encore ».
  • Victor Hugo : cité ou paraphrasé dans « Banlieusards », son appel à voir l’humanité dans les parias nourrit la fibre compassionnelle de Kery.

Engagement transversal : l’art comme mémoire et tribune

Qu’on soit passionné de rap ou néophyte, le travail de Kery James rappelle que l’engagement artistique est, avant tout, un héritage. Ses textes font se rencontrer Césaire et Brassens, Brel et Fanon, Mandela et Loach – dans une architecture où le mot devient arme, ou refuge, ou provocation salutaire. Au fil des années, il s’est bâti un panthéon qui dépasse toute appartenance de genre pour inventer une langue à la croisée de l’intime, de l’historique et du politique.

Les influences citées ici ne sont qu’une partie visible de son iceberg poétique. Chacune d’elles lui a offert un fil : celui du courage, de la transmission, de la lucidité ou de la compassion. Un tissage sans frontières qui, génération après génération, fait de son œuvre non seulement un témoignage, mais un éclairage – et qui invite à traquer, dans chaque mot, l’écho vivant des combats d’hier dans les luttes d’aujourd’hui.

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