• Kery James : l’art d’élever les banlieues au-delà des clichés

    1 octobre 2025

Au carrefour des regards : Banlieues, médias et rap

Les banlieues françaises, terrain miné de fantasmes collectifs, continuent d’occuper une place ambiguë dans le débat public. Sur les ondes, sur les plateaux télé, dans la presse généraliste, l’image relayée est trop souvent celle de la violence, de la marginalité, du repli. Statistiques anxiogènes, images d’émeutes en boucle, discours sur l’« insécurité » : de TF1 au Figaro, l’angle médiatique demeure souvent inchangé depuis les années 1990 (voir notamment le rapport du CSA, 2018).

Au milieu de ce battage, une voix s’élève depuis plus de vingt ans contre cette narration formatée : celle de Kery James. Le rappeur, qui s’est forgé dans la tourmente des cités d’Orly et de Choisy-le-Roi, s’est imposé comme l’une des consciences les plus aiguisées de la scène rap française. Son engagement éducatif est connu : il multiplie les interventions scolaires, accorde ses paroles à des actions concrètes (bourses d’études, débats citoyens), et son écriture ne cesse d’appeler à l’émancipation. Mais en quoi ses discours éducatifs défient-ils, avec autant de constance, les stéréotypes médiatiques sur les banlieues ?

Stéréotypes médiatiques : cartographie d’un consensus toxique

Avant de décortiquer la posture de Kery James, il faut rappeler de quoi sont faits les stéréotypes médiatiques sur les banlieues.

  • La violence comme prisme principal : Depuis le tournant des années 2000, plus de 60% des premières dépêches nationales évoquant les banlieues comportent le mot “violence”, selon une étude de l’AFP (2015).
  • La délinquance assimilée à une identité : D’après l’Observatoire des médias Acrimed (2017), dans les JT, un sujet sur quatre en lien avec les quartiers populaires fait référence explicitement à des faits divers.
  • Absence d’acteurs positifs : Rares sont les focus sur les réussites scolaires, les parcours citoyens ou culturels portés par des jeunes issus des banlieues (étude INA, 2022).
  • Essentialisation ethnique et religieuse : La confusion entre banlieue, immigration et islam est régulière (voir « Les Banlieues à la télévision », rapport LexisNexis, 2018).

Kery James, pédagogue du réel

Face à cette toile de fond, la trajectoire de Kery James tranche. Dès la sortie de l’album Ma Vérité (2005), il installe une rhétorique du “nous”, refusant d’être réduit aux figures que l’on plaque sur ses origines. Son verbe se fait cheval de Troie éducatif : il ne s’agit plus simplement de raconter la banlieue, mais de la penser — et surtout, de s’adresser à ceux qui y vivent, pour leur rappeler leur valeur, leurs possibles, leur puissance d’action.

La portée éducative de Kery James ne se limite pas à la dénonciation. Elle s’affirme notamment par :

  • Une critique ouverte des médias : Dans “Constat amer”, “Racailles”, ou “Lettre à la République”, il démonte point par point les dispositifs de stigmatisation médiatique, révélant la partialité et la méconnaissance de ceux qui « parlent sur » sans « parler avec ».
  • L’appel à la responsabilisation : “Banlieusards” s’adresse en premier lieu à sa communauté : « On n’est pas condamnés à l’échec ». Il martèle que la lutte contre les préjugés se joue aussi par la réussite, l’éveil, l’éducation — à rebours du fatalisme médiatique.
  • La mise en avant de l’éducation réelle : Son action via le fonds de dotation ACF (Apprendre, Comprendre, Fédérer), qui remet chaque année plusieurs bourses à des jeunes issus de quartiers populaires pour financer leurs études supérieures (source : Le Monde, 2019).

Une écriture contre-hégémonique : récits, motifs, lexique

C’est dans l’écriture que l’on perçoit le mieux la rupture de Kery James avec le récit dominant. Celle-ci n’agit pas comme une simple chronique sociale, mais comme une poétique de la possibilité, une remise en cause radicale du récit que l’on inflige aux banlieues.

Renversement narratif

  • Déconstruction des fatalités : Plutôt que de reprendre la narration victimaire, Kery James propose des narrations polyphoniques où la complexité des parcours s’impose : l’album Réel (2009) abrite autant de témoignages d’errance que d’ascensions. Il chante « ceux qui ont réussi sans trahir » – une exception médiatique.
  • Lexique émancipateur : Au lieu des termes souvent associés aux banlieues (émeute, échec, violence), il convoque des mots comme « intelligence », « sagesse », « estime », « avenir ». Sa punchline « On n’est pas condamnés à l’échec » en est devenue un mantra, repris dans la websérie « Banlieusards » (Netflix, 2019).

Du rap à la scène, une pédagogie incarnée

Kery James ne se contente pas du micro : il multiplie depuis 2010 les conférences, tables rondes et débats dans les établissements scolaires, centres jeunesse, prisons. Lors de l’émission Stupéfiant ! (France 2, 2016), il rappelait :

  • Qu’il a animé, entre 2010 et 2021, plus de 150 ateliers d’écriture en Île-de-France.
  • Que ses débats “Le Combat continue” rassemblent jeunes des quartiers, professeurs, personnalités publiques sur des questions de justice et d’égalité.

Dans ces moments où il abandonne l’artifice du show pour le dialogue, Kery James rétablit une vérité : la parole est un outil de puissance, d’émancipation, de dignité. A l’opposé du discours médiatique, il donne la parole à ceux qui en sont habituellement privés.

La complexité contre le simplisme

Si le discours médiatique fonctionne par simplification, Kery James ne cesse de complexifier le réel. Là où le commentaire journalistique se contente trop souvent de chiffres bruts ou d’extraits sortis de leur contexte, il propose une approche systémique : pauvreté, discriminations, histoire coloniale, politiques publiques. Toutes dimensions rarement abordées dans le traitement médiatique dominant (voir les travaux de Stéphane Beaud ou Pierre Rosanvallon).

Un titre comme “Lettre à la République” (2012) ne se contente pas de fustiger la France officielle — il interroge la construction du “Nous” national, la place des enfants de l’immigration, les paradoxes de l’identité républicaine. On est loin de la caricature « banlieue/État » opposée frontalement.

Le clip de cette chanson, tourné en huis clos dans une salle de classe, en dit long : ce n’est pas la rue en feu, ni la violence urbaine spectacle, mais un espace symbolique de transmission, contre-pied total à l’iconographie médiatique dominante.

Actions éducatives et résonance tangible

Au-delà des textes, l’action de Kery James s’incarne dans le réel. Depuis la création en 2018 de bourses pour étudiants des quartiers populaires, il a permis à plus de 50 jeunes de financer une partie de leurs études (source : France Inter, 2021). La portée ne se mesure pas en millions, mais en récits : ceux de jeunes bacheliers aujourd’hui devenus ingénieurs, juristes, soignants.

En 2017, l’artiste a été reçu par le ministre de l’Éducation nationale pour échanger sur les questions de réussite scolaire et d’exemplarité. Un fait rare pour un rappeur — à l’inverse du traitement habituel réservé à la culture urbaine dans les plus hautes sphères (source : Le Monde, 2017).

De l’image à l’imaginaire : la banlieue repensée

Contre le récit figé des médias, l’œuvre éducative de Kery James propose de repenser la banlieue comme un lieu de ressources, de luttes, mais aussi de rêves. Là où les médias dressent des “cartes du danger”, il invite à dessiner des “cartes de l’espoir”.

Sa filiation peut être retrouvée chez d’autres voix contemporaines – Abd al Malik, Médine, Grand Corps Malade – qui revendiquent l’importance de la transmission, de l’introspection et de la réflexion collective, loin de toute récupération sensationnaliste.

Perspectives : pour une parole réappropriée

Si la question des banlieues continue de polariser le débat public, la démarche de Kery James ouvre, aujourd’hui plus que jamais, des pistes. Par l’éducation, la réflexion, la responsabilité citoyenne, il rappelle que les banlieues ne sont ni des problèmes, ni des “cases” sociologiques à remplir, mais des réservoirs de puissance, d’inventivité et de diversité.

Sa démarche, loin du fatalisme, invite à questionner collectivement les représentations, à inventer de nouveaux récits, où l’on ne parle plus seulement des banlieues, mais à partir d’elles et avec elles — là où tout se joue, à la frontière de la mémoire et de l’invention du futur.

Derrière l’écho de ses rimes, c’est une pédagogie radicale qui s’invente. Et si, au fond, la force la plus subversive était simplement d’apprendre à se voir autrement ?

  • Pour approfondir : « La fabrique médiatique des banlieues » (INA, 2022), « Banlieusards » (film & série Netflix, 2019), entretiens avec Kery James dans Libération, France Inter, Le Monde (2017-2021).

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