• IAM et NTM : Héritages croisés, influences indélébiles dans le rap français

    13 juin 2025

Genèse d’un double mythe : deux histoires pour une révolution

Il y a dans le rap français une dualité originelle, presque mythologique. Deux noms s’imposent comme des piliers : IAM et NTM. Deux formations, deux villes, deux énergies. Marseille et Paris, la Méditerranée et la Seine, la sagesse orientale et l’arrogance urbaine. Mais pourquoi, trois décennies après leur émergence, continue-t-on de les citer, de convoquer leurs fantômes à chaque débat sur le hip-hop hexagonal ? C’est que leur influence déborde la sphère musicale. Elle épouse notre histoire sociale, nos combats politiques, notre quête identitaire, et nourrit encore l’imaginaire collectif.

Plus que du rap : précurseurs et bâtisseurs du mouvement

À la fin des années 80, la France découvre le rap par le prisme étroit de l’Amérique. Mais très vite, deux groupes s’imposent. D’un côté, IAM qui fonde le “posse” marseillais en 1989, et explose avec L’École du Micro d’Argent (1997), disque de diamant et album culte. De l’autre côté du périphérique, NTM, fondé par JoeyStarr et Kool Shen, marquera définitivement les consciences françaises avec Supreme NTM (1998).

  • IAM : près de 3 millions d’albums vendus (source : SNEP, Le Monde, 2017), des albums conceptuels nourris de philosophie, d’histoire et de métaphores ciselées. Leur style narrative se teinte d’influences orientales et d’une érudition rare dans le rap.
  • NTM : en à peine trois albums studio (et plusieurs lives légendaires), le groupe impose son verbe brutal, sa dégaine incendiaire et son engagement frontal (“Police”, “Qu'est-ce qu’on attend ?”). Supreme NTM, c’est l’album de l’urgence, de la révolte, gravé dans la chair des banlieues (source : Libération).

IAM et NTM, c’est l’invention d’un rap à la française, affranchi des modèles anglo-saxons, capable de s’adresser à la rue comme à l’Académie. Ils sont cités parce qu’ils ont ouvert la voie à l’expression d’une jeunesse invisible et d’un malaise social jusque-là relégués aux marges.

Lyrisme, technique, engagement : des codes renouvelés

IAM : érudition, spiritualité et références croisées

IAM introduit dans le rap la notion d’Histoire “avec un grand H”. Passant de l’Égypte antique à la colonisation, de l’Islam à la mythologie, le groupe mobilise la puissance de l’allégorie. Akhenaton, Shurik’n et consorts offrent une plume à la fois poétique et politique — des textes qui ressemblent à des leçons de choses pour une France qui doute de ses racines. “Petit frère”, “Demain c’est loin”, “Nés sous la même étoile” sont devenus des classiques — et pour beaucoup, une porte d’entrée vers une réflexion sur leur propre identité (source : France Culture, 2019).

  • IAM est l’auteur du morceau de rap français le plus long : “Demain c’est loin” (9 minutes 40, 1997), considéré comme l’apogée narrative et introspective du genre (source : Tracklisting, Genius.com).
  • Le groupe a ouvert la voie à une génération d’artistes engagés (Keny Arkana, Nekfeu, Médine), prouvant que le rap pouvait être, à la française, un art du verbe voir de la lutte intellectuelle.

NTM : électricité, urgence et contestation

NTM est le cri. À rebours de l'intellectualisme d’IAM, NTM revendique la rage et la résistance, fruits d’une société à vif. Leurs morceaux s’attaquent à la brutalité policière, à l’exclusion, au racisme institutionnel, sans détour. À la différence de leurs contemporains, NTM assume une énergie punk qui transcende le rap classique. Ils deviennent le porte-voix de la jeunesse de la Seine-Saint-Denis, et la target constante de la censure (procès pour “Police” en 1995).

  • NTM devient le premier groupe à remplir Bercy avec un concert de rap français en 1998 (source : L’Humanité). Un acte fondateur qui légitime la “banlieue” dans l’espace médiatique.
  • Leur plume, immédiate et tranchante, reste la matrice des rappeurs “conscients” : La Rumeur, Kery James, Casey (source : Rap Mag, 2010).

Des influences qui traversent le temps

La postérité : citations, samples, hommages

Chaque génération, de Kery James à Vald en passant par L’Entourage, cite IAM et NTM. Non par complaisance mais par nécessité : puiser chez eux, c’est s’abreuver à la source. Beaucoup d’artistes glissent des samples ou cites dans leurs textes des références à “Laisse pas traîner ton fils”, “Planète Mars”, “Demain c’est loin”.

  • Kery James cite NTM comme “un des groupes sans qui le rap n’aurait jamais eu cette porte d’entrée aussi large dans la société française” (source : Mouv’, entretien 2018).
  • Des événements comme “Hip Hop Symphonique” (France Télévisions, 2016–2023) voient IAM et NTM célébrés par toute une scène, du classique au rap, symbole de leur transversalité artistique.

Le poids émotionnel : racines, environnement, identité

Pourquoi chaque génération se reconnaît-elle dans ces deux groupes ? Parce qu’ils ont su traduire en musique ce que vivent, ressentent ou rêvent des millions de Français. Le fossé social, l’envie de s’en sortir, l’identité fragmentée d’une jeunesse souvent mal comprise.

  • IAM a offert un horizon universel aux jeunes issus de l’immigration ou des quartiers populaires avec une perspective méditerranéenne, mystique.
  • NTM a campé le quotidien brutal de la banlieue, incarnant la soif d’expression de ceux qu’on ignore depuis toujours.

Leur authenticité les inscrit comme des références au-delà des effets de mode. D’autres groupes sont venus, certains ont disparu : IAM et NTM ont traversé le temps, devenant la colonne vertébrale du rap hexagonal.

Pionniers et modèles économiques : l’enjeu de l’industrie musicale

IAM et NTM ne sont pas seulement des artistes, mais aussi des acteurs du développement de l’industrie rap française.

Leur capacité à fédérer, à vendre, à inventer des modèles viables pour la scène rap : voilà ce qui fait d’eux des références aussi pour l’industrie musicale elle-même.

Leurs héritages dans le rap actuel : influences et ruptures

Si IAM et NTM restent respectés, c’est aussi parce qu’ils continuent d’inspirer — ou de faire réagir. Les “enfants du rap” (Orelsan, Kery James, Médine, PNL) sont tous plus ou moins redevables de leur matrice. Mais ils empruntent parfois d’autres chemins : introspection, expérimentation, esthétisation de la violence ou la mélancolie.

L’influence d’IAM se retrouve dans le goût pour l’écriture conceptuelle ; celle de NTM dans l’attitude contestataire, la volonté de dépasser le simple hip-hop pour investir la scène, voire le cinéma (JoeyStarr et Kool Shen, acteurs au long cours).

  • Kery James n’aurait probablement pas pu imposer “Banlieusards” sans la trace laissée par NTM dans l’espace public.
  • PNL, bien qu’hermétique à l’héritage purement “verbal”, cite “Demain c’est loin” comme une référence de narration (“Clique”, 2019).
  • L’essor des battles et de la scène indépendante puise dans la force d’organisation des “posses” d’IAM à Marseille, qui posèrent les bases du collectif dans le rap français.

Perspectives : de la place du mythe à la nécessité de nouveaux récits

Pourquoi IAM et NTM restent-ils incontournables ? Parce que leur énergie, leur exigence, leur parole continue d’inspirer – et parfois de diviser. Ils incarnent la possibilité de faire du rap un espace de dialogue avec l’histoire, la mémoire, la révolte.

Leur statut de référence n’est pas un piédestal figé. Il interroge la vitalité du rap français, la capacité de ses héritiers à forger de nouveaux récits, affranchis de la nostalgie. Le rap hexagonal, aujourd’hui mosaïque d’influences, continue de tirer une part de son souffle de ces deux monstres sacrés. Leur ombre plane encore, mais c’est aussi une invitation à s’émanciper et à inventer de nouveaux mythes pour les générations à venir.

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