• L’éducation et la transmission : la matrice profonde de l’engagement artistique de Kery James

    11 septembre 2025

Le parcours d’un rappeur-passeur : entre héritage et responsabilité

Évoquer Kery James, c’est avant tout évoquer un artiste dont la trajectoire a évolué bien au-delà des frontières du rap conventionnel. Dès ses débuts au sein d’Ideal J, sa plume se distingue par une urgence à dire, à alerter, mais surtout à transmettre. Mais transmettre quoi ? Des expériences, certes, mais aussi – et surtout – des outils de compréhension du monde.

La posture de Kery James n’a jamais été celle du “donneur de leçons” mais bien celle d’un frère, d’un éclaireur, d’un pédagogue au sens le plus noble. Il revendique une “responsabilité morale” envers la jeunesse, issue comme lui de quartiers souvent désertés par les promesses républicaines et les opportunités éducatives. L’éducation, pour lui, dépasse très tôt l’école : elle est semence, répétition, émulation.

C’est dans ce rapport intime à la transmission que s’entrelacent ses influences – de la pensée de Frantz Fanon à celle de Malcolm X, en passant par le parcours de Aimé Césaire – et les valeurs héritées de la famille, terrain d’initiation essentiel pour tous ceux dont les parents, souvent immigrés, ont dû “apprendre à apprendre” dans un contexte hostile (source : France Culture).

Dans les textes : un engagement didactique, presque socratique

L’impératif éducatif de Kery James ne se limite pas à ses discours : il infuse littéralement ses textes. Il n’est pas rare que ses morceaux s’articulent selon un schéma dialogique, invitant l’auditeur à questionner, douter, relire. Dans “Banlieusards” (2008), il pose : “Il n'y a pas de réussite sans éducation / Pas de paix sans justice ni égalité d’option.” La formule a fait florès jusqu’à se muer en slogan générationnel.

Au fil de ses albums, les allusions à la nécessité de se cultiver se multiplient. Dans “Lettre à la République” (2012), il souligne la responsabilité individuelle et collective de s’armer intellectuellement, condition sine qua non pour ne pas sombrer dans la victimisation. Il va même plus loin, interrogeant les figures historiques et littéraires qui devraient être, selon lui, mieux transmises à la jeunesse :

  • Les poètes et penseurs des luttes décoloniales
  • Les héros effacés de l’histoire populaire
  • Les figures exemplaires de courage familial et parental

Le style de Kery James alterne constats tranchants et invitations à la réflexion, se rapprochant parfois d’un enseignement “maïeutique” où la question vaut autant que la réponse. Rares sont les artistes pour qui le texte devient un acte pédagogique à part entière.

De la scène à l’action : Kery James, fondateur d’Institutions pour la jeunesse

L’éducation ne s’arrête pas à la musique pour Kery James. Dès 2012, il lance le concert “A qui la faute ?”, dont les bénéfices sont reversés à des associations œuvrant dans le champ éducatif. En 2015, étape décisive : il crée sa propre structure, l’association Apprendre, Pour Entreprendre. Son objectif est limpide : fournir des bourses d’études à des lycéens de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, désireux de poursuivre des études supérieures, mais limités par des obstacles financiers ou administratifs.

Ce choix marque une évolution forte. Là où nombre de rappeurs s’arrêtent à la dénonciation, Kery James concrétise sa pensée et transforme l’engagement verbal en action. À ce jour, plus de 100 bourses ont été attribuées (source : Le Monde), pour un montant total supérieur à 130.000 euros.

Le dispositif va plus loin : chaque lycéen sélectionné s’engage à redonner 5 % de la somme touchée, une fois entré dans la vie active. On retrouve ici la logique de la transmission en boucle, ce passage de témoin qui structure toute la philosophie de Kery James.

Éducation populaire, relecture de l’histoire, émancipation : une vision globale

Loin de cloisonner l’éducation à la seule réussite scolaire, Kery James l’inscrit dans une dynamique d’accès à l’histoire, à la culture, à la capacité critique. Sa démarche s’inscrit dans le sillage des mouvements d’éducation populaire, héritiers de Paulo Freire ou du community organizing.

Dans “Racailles” (1998) ou “Vivre ou mourir ensemble” (2001), il rappelle que la violence n’a rien d’inné. Elle relève d’un double déficit : de ressources, mais aussi de modèles positifs transmis par la société. La reconnaissance de ce manque n’est pas une excuse mais un préalable à la transformation.

Kery James convoque régulièrement le passé colonial, les figures effacées de l’histoire française et la nécessité de se réapproprier des bribes de mémoire dérobées :

  • Il cite Aimé Césaire et Ginette Kolinka lors de conférences et dans ses textes
  • Il mentionne Honoré d’Estienne d’Orves, un héros de la Résistance récemment mis en avant lors d’un échange avec des lycéens à Bobigny (source : Le Parisien)

Cette transmission de références multiples (africaines, antillaises, maghrébines mais aussi françaises) est une manière de mettre en échec le discours dominant sur l’incompétence ou l’ignorance supposée des banlieues.

La pédagogie Kery James : l’art de susciter le débat

Dans ses conférences ou ses interventions publiques, Kery James privilégie toujours le dialogue. Sa série de concerts-débats, menés depuis 2014 dans les établissements scolaires, en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale, témoigne de ce parti pris.

Il refuse le simplisme, n’impose pas sa vision mais alimente le feu de la controverse. Lors d’un échange à La Courneuve, il déclara devant un amphithéâtre comble :

  • « Vos professeurs ne sont ni parfaits ni tout-puissants. Mais vous avez le droit, et même le devoir, de leur poser des questions, d’exiger des réponses honnêtes. »

Cette approche a un impact concret : selon une étude menée par l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS) en 2017, 35 % des lycéens citant Kery James comme influence déclarent avoir modifié leur rapport à l’école ou à l’histoire après l’écoute de ses morceaux (source : ONZUS, 2017).

Multiplicité des supports : du disque à la scène, du livre au film

Depuis quelques années, la transmission selon Kery James prend aussi la forme de nouveaux médias.

  1. En 2016, il publie “Banlieusards” (Éditions Fayard), livre dans lequel il retrace sa propre histoire et les méandres de l’émancipation par la connaissance.
  2. En 2019, le film “Banlieusards”, coécrit et coréalisé avec Leïla Sy, fait de la transmission son fil narratif central : passage du flambeau entre frères issus du même quartier, confrontation de visions sur l’intégration, la réussite et l’éducation.

Le succès du film (près de 2 millions de vues la première semaine sur Netflix France – source : AlloCiné) confirme la capacité de Kery James à toucher un public élargi, bien au-delà du cercle des amateurs de rap.

Transmettre, pour préparer l’après

Derrière la démarche éducative, un motif simple mais puissant : Kery James n’a jamais voulu la solitude du “sage” adulé. Il s’inscrit dans une pensée du relai, du “nous” plutôt que du “moi”. Son engagement n’a de sens que s’il prépare la génération suivante à avoir, elle aussi, prise sur son destin.

Le moteur secret de cet engagement ? L’espoir d’une société où l’on comprendra enfin que la réussite collective ne peut faire l’économie de l’éducation ni du souci de transmission. Cette exigence irrigue chaque parole, chaque apparition publique d’un artiste dont la mission n’a rien perdu de son acuité.

Références et sources principales

  • Interview de Kery James, France Culture, octobre 2016
  • Association Apprendre, Pour Entreprendre
  • Article Le Monde, “Kery James, le rappeur humanitaire en première ligne”, 16 novembre 2018
  • ONZUS Rapport Zones Urbaine Sensibles, 2017
  • AlloCiné – Banlieusards
  • Le Parisien, “Quand le rappeur Kery James donne un cours d’histoire à Bobigny”, 20 novembre 2018

En savoir plus à ce sujet :