• Dans les coulisses de la générosité : l’ingénierie solidaire des concerts de Kery James

    25 octobre 2025

Quand la scène devient tremplin : l’engagement philanthropique de Kery James

À l’heure où l’engagement dans le rap se réduit trop souvent à une posture, Kery James fait figure d’exception. Depuis 2018, ses concerts solidaires ne se contentent pas de prêcher la méritocratie ou de dénoncer l’injustice : ils financent, concrètement, des bourses d’études pour permettre à des jeunes issus de quartiers populaires d’accéder à l’enseignement supérieur ou à des formations de qualité. Ce n’est ni une opération de communication ni une simple parenthèse dans une carrière, mais une œuvre pérenne, pensée dans la durée, articulée à une stratégie de financement inventive, quasi unique en France.

De la « Banlieusards » Foundation à l’idée d’une économie circulaire de la réussite

En 2013, Kery James sort le morceau « Banlieusards », véritable hymne à la puissance transformatrice de l’éducation et de la persévérance. La symbolique du morceau prend vie quelques années plus tard dans la Banlieusards Foundation (souvent désignée comme la « Fondation des Banlieusards »), cofondée avec son ami Franco insurgé. L’objectif : soutenir les jeunes talents issus des quartiers populaires, en levant des fonds pour des bourses attribuées selon des critères de mérite et d’engagement citoyen. À l’opposé d’une simple démarche caritative, Kery James revendique une économie circulaire de la réussite : « Rendre ce qu’on a reçu. »

  • Création officielle : 2018 ;
  • Des dizaines de bourses à la clé chaque année ;
  • Plus de 200 jeunes accompagnés à ce jour (source : Fondation Banlieusards).

Au cœur du dispositif, la scène : chaque concert solidaire est conçu comme une levée de fonds, chaque billet vendu une part de destin qui bascule. Mais comment, concrètement, cette ingénierie fonctionne-t-elle ?

Mécanique d’un financement transparent : des billets à la bourse

La singularité du modèle Kery James réside dans sa radicale transparence : l’intégralité ou la très grande majorité des recettes nettes de certains concerts est directement fléchée vers les bourses. Le fonctionnement s’apparente presque à celui d’une levée de fonds associative, sauf qu’ici, l’émotion artistique redonne un visage à la solidarité.

Étapes-clés du processus

  1. Planification des concerts solidaires : Kery James annonce à l’avance le caractère particulier de certains concerts, notamment à La Cigale, à l’AccorHotels Arena ou dans d’autres grandes salles parisiennes et de province.
  2. Choix des partenaires : La Fondation BNP Paribas, la Fondation Abbé Pierre ou la Fondation Apprentis d’Auteuil apportent parfois leur concours logistique. Des partenariats ponctuels renforcent la crédibilité et la traçabilité des fonds.
  3. Mise en vente des billets : Le détail est toujours précisé : « l’intégralité des bénéfices sera reversée aux bourses Banlieusards » (voir le concert “Banlieusards Show” du 21 novembre 2019 à l’AccorHotels Arena, par exemple).
  4. Gestion et redistribution : Après paiement de la location de la salle, des prestataires techniques, du staff (souvent au tarif minimum), les bénéfices nets sont collectés, puis transférés à la Fondation Banlieusards, qui se charge du versement effectif aux lauréats.
  5. L’appel à candidatures, piloté par la Fondation, est relayé sur les réseaux sociaux. Un jury indépendant (souvent composé d’enseignants, de personnalités issues de la société civile, et de Kery James lui-même) sélectionne alors les bénéficiaires.

Des chiffres qui parlent

  • Le concert « Banlieusards Show » à l’AccorHotels Arena (2019) : plus de 16 000 billets vendus. Le chiffre d’affaires brut : environ 550 000 € (France TV Info).
  • Bénéfices nets redistribués (tous concerts confondus depuis 2018) : selon la Fondation, plus de 450 000 €, qui ont permis de financer des bourses allant de 1 500 à 10 000 € chacune.
  • Nombre de bénéficiaires recensés en 2023 : plus de 120 jeunes accompagnés pour des études de droit, de médecine, d’ingénierie ou encore de journalisme (sources croisées : Banlieusards Foundation, Le Monde, France Inter).

Derrière la scène : choix éthiques et gouvernance des fonds

La tentation du greenwashing ou du charity business est forte dans le monde du spectacle. Kery James, vigilant, a mis en place plusieurs garde-fous :

  • Publication annuelle des comptes : à retrouver sur le site officiel de la Fondation ;
  • Absence de récupération commerciale : pas de sponsoring agressif, pas de mise en avant d’une marque hors partenaires éthiques ;
  • Choix d’une gouvernance collégiale : Kery James n’a pas la mainmise sur la sélection des lauréats, assurant ainsi l’équité et la légitimité du processus;
  • Accompagnement global : au-delà de la somme, plusieurs lauréats bénéficient d’un tutorat de bénévoles (anciens lauréats, professionnels), une dimension largement méconnue.

Portrait de la jeunesse aidée : visages, ambitions, récits

Ces bourses ne sont ni anonymes ni indolores. Derrière chaque somme, un parcours bousculé, des rêves dérouillés. En 2021, c’est Adam, élève en première année de droit à Nanterre, qui racontait sur France Culture : « Sans la bourse de la Fondation, mon inscription aurait été compromise. » Autre exemple, Fatoumata, reçue à l’ENS, qui a pu financer son logement à Paris grâce à l’aide obtenue après le concert solidaire de l’Olympia.

Pour ces jeunes, la légitimité du dispositif tient aussi dans la figure du rappeur, modèle d’accession non linéaire à la réussite. L’argent, ici, n’est jamais perçu comme une aumône, mais comme un appui pour franchir un plafond de verre que l’école républicaine ne fait pas toujours éclater.

Un modèle inspirant — mais difficilement reproductible ?

Peu d’artistes sont parvenus, à ce jour, à mettre en place un modèle de financement comparable à celui de Kery James. Car il exige :

  • Une notoriété suffisante pour remplir des salles capables de dégager de larges bénéfices ;
  • Une crédibilité à toute épreuve, permettant d’éviter les soupçons d’auto-promotion ;
  • Un savoir-faire organisationnel rare, mobilisant des réseaux variés (structures associatives, juridiques, logistiques).

Certains amis ou collaborateurs du rappeur ont tenté d’en adapter la formule : Médine, Oxmo Puccino, voire des membres de l’écurie 1995 ont parfois organisé des concerts caritatifs ou lancé des bourses. Mais la systématisation reste un défi redoutable, tant la confiance qu’inspire la démarche de Kery James est difficilement transférable.

Perspectives & limites : ce que la musique peut (encore) pour la société

On retient parfois du rap ses exubérances, ses clashs, ses sorties de route. L’engagement de Kery James rappelle une autre réalité : celle d’un art-passerelle, capable de transformer l’énergie d’un concert en espoir palpable, dans les quartiers délaissés. Les chiffres n’épuisent pas toute la portée de l’initiative : les lauréats, nombreux à leur tour, deviennent tuteurs, intervenants, passants le flambeau à la génération suivante.

La musique de Kery James produit des émotions brutes. Mais à travers la Fondation Banlieusards, son engagement ne reste pas cantonné à la parole : il se mue en actes, financés à la source par le public lui-même. C’est là tout le paradoxe, et peut-être tout l’héritage, du rap de Kery James — et une leçon, aussi, pour une industrie musicale en quête de sens.

Pour approfondir : « La bourse Banlieusards, planche de salut pour étudiants précaires », Le Monde, 5 mai 2023 ; « Le financement des concerts solidaires de Kery James ou l’invention d’un nouveau mécénat populaire », France Inter, chronique du 14 avril 2022 ; Fondation Banlieusards, rapport d’activité 2023.

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