• La pédagogie au bout du micro : Kery James, l’art de transmettre par la rime

    5 octobre 2025

Le verbe comme école : aux racines d’un choix de vie

Poser la question de la fonction pédagogique de l’art chez Kery James, c’est toucher au cœur même de sa démarche. Fils d’Haïtiens, grandissant à Orly, rien a priori ne prédestinait Aliou Badara Fall (de son vrai nom) à devenir l’une des voix les plus influentes du rap français. Son art, il le construit d’emblée comme une réponse à la violence des inégalités sociales : quand, à 13 ans, il intègre Ideal J, puis lance une carrière solo marquée par la maturité et la radicalité de sa plume, ce n’est pas pour divertir, mais pour éveiller.

Le rap, disait il dans une interview à France Inter, est « un outil d’expression et d’émancipation, pas qu’un loisir ». Dès ses débuts, Kery James se distingue par une pédagogie du vécu : il s’approprie la langue, la retourne et la politise pour en faire une boussole. Son premier disque solo, Si c’était à refaire (2001), n’a rien du manifeste adolescent, mais tout d’une leçon d’histoire sociale, nourrie par les années 90 et l’angoisse d’une jeunesse qu’on dit « perdue ».

Déconstruire et transmettre : le rap comme salle de classe

Les textes de Kery James frappent par leur capacité à « déplier » la réalité, à la complexifier là où le discours public tend au simplisme. Loin de toute didactique scolaire, il pratique une pédagogie du questionnement : dans Banlieusards (2008), il commence par s’adresser à ceux à qui on ne donne jamais la parole :

  • « On n’est pas condamnés à l’échec ! »
  • « Si tu refuses de voir en moi une victime, tu verras une menace »

Derrière chaque punchline, il y a un appel à penser autrement, à briser les assignations. Ses morceaux sont des mini-conférences, où l’analyse sociale croise l’intime. Souvent, la structure du texte procède d’un enseignement dialectique : exposer le problème, injecter le doute, proposer une solution. Ce socle s’appuie sur l’héritage de penseurs comme Aimé Césaire ou Franz Fanon, qu’il cite régulièrement, mais aussi sur l’expérience partagée – la sienne, et celle, collective, des quartiers populaires.

Des mots pour élever : pistes pédagogiques dans l’œuvre

Si Kery James fait de la rime un outil pédagogique, c’est aussi par la richesse quasi-scolaire de ses références. On retrouve, entre ses albums et ses interventions publiques, trois axes majeurs :

  • Éducation à l’histoire et à la citoyenneté : dans Racailles (2014), il évoque la genèse des cités et les promesses non tenues de la République. Son travail abonde de rappels à l’histoire coloniale, à la mémoire ouvrière, et déconstruit les mythes nationaux : « Le passé ne passe pas, bien qu’on veuille l’effacer » (Lettre à la République).
  • Ouverture à la réflexion morale et philosophique : il fait de la musique un terrain de questionnement éthique. Sur Le Prix de la Vérité, il invite ses auditeurs à peser les conséquences de leurs actes, et pour Conscience, il répète que « le vrai courage, c’est d’assumer ses choix ».
  • Mise en valeur de la langue française : Kery James entretient un rapport quasi amoureux avec le verbe. À l’instar d’Oxmo Puccino, il tord les mots, multiplie les figures de style (anaphores, parallélismes, allitérations), ce qui enrichit le niveau de lecture et outille son public, souvent oublié des circuits éducatifs traditionnels.

Au-delà du studio : ateliers, masterclass et cinéma au service de l’émancipation

La pédagogie de Kery James ne s’arrête pas aux seules rimes. Depuis 2008, il multiplie les interventions scolaires, associatives et même universitaires. En 2012, il crée L’Avenir en commun, une association qui propose des ateliers d’écriture et des bourses d’étude pour les jeunes des quartiers populaires dans l’Essonne : plus de 250 jeunes accompagnés depuis sa création (Le Monde, 2016).

Son engagement prend aussi la forme de masterclass et de débats, notamment avec le Festival La Villette (2016) où il anima une série d’ateliers sur la prise de parole publique – une première dans le paysage hip-hop français. Il a été invité à Sciences Po Paris (2017) pour dialoguer avec les étudiants sur la notion d’égalité, à l’inverse des traditionnels « conférenciers ». À chaque fois, il défend une vision active, horizontale : « La parole peut changer une vie dans n’importe quel camp, n’importe quel quartier ».

Le cinéma, dernière extension de sa pédagogie, prend forme dans le film Banlieusards (2019, Netflix) qu’il co-écrit et co-réalise avec Leïla Sy. Le scénario se focalise sur trois frères, incarnant trois réponses différentes à la condition de banlieusard. Ici, James vise moins à dénoncer qu’à transmettre, rappelant que « le choix, l’effort, la dignité » sont des problématiques universelles. Le succès ? Plus de 2,6 millions de spectateurs la première semaine (Netflix, communiqué 2019).

L’art du dialogue et de la discordance : créer la controverse éducative

Ce qui distingue la pédagogie de Kery James, c’est son aptitude à ne pas fuir la contradiction. Il n’hésite pas à confronter ses auditeurs, voire à provoquer l’inconfort. Le Lettre à la République a suscité de vifs débats dans l’espace public, certains l’accusant « d’anti-républicanisme », d’autres saluant son courage de pointer les échecs du modèle d’intégration.

Dans A Vif, pièce de théâtre qu’il a co-écrite et jouée en 2017 au Théâtre du Rond-Point, il oppose deux visions de la France : celle d’un avocat issu de la banlieue, celle d’un professeur blanc. La joute verbale, qui fut suivie de centaines d’échanges avec le public, démontre une pédagogie du débat : pousser chacun à défendre ses idées, à décortiquer les préjugés, à affiner sa pensée.

La parole de Kery James n’est jamais univoque. Sa force pédagogique : ne pas donner de leçon, mais ouvrir des espaces d’interprétation et de désaccord. Une démarche rare dans une société de plus en plus binaire.

Aux côtés d’un patrimoine, sur la trace des griots et des poètes

On ne peut comprendre la dimension pédagogique de l’œuvre de Kery James sans la replacer dans la lignée des grands transmetteurs de la culture populaire et politique. À l’instar d’un MC Solaar dans les années 90, ou d’un Grand Corps Malade dans le slam contemporain, il se veut héritier de la tradition orale – celle des griots, dont il rappelle l’importance dans les cultures subsahariennes : « Il faut une parole qui relie les gens, pas qui les sépare » (France Culture, 2018).

Mais chez lui, la dynamique est ascendante : il s’efforce aussi de rendre ses auditeurs producteurs de sens. Son « public » devient à son tour collectif en partageant, commentant, adaptant ses textes. On trouve en ligne près de 400 analyses de fans pour Lettre à la République (YouTube, forums spécialisés).

Pourquoi la démarche de Kery James s’impose-t-elle aujourd’hui ?

À l’heure où l’École elle-même cherche sa place – 1 élève sur 5 sort du système sans diplôme en Seine-Saint-Denis (INSEE 2022), et où la défiance envers les institutions grandit, la parole artistique apparaît comme un des derniers espaces de transmission réelle. Kery James incarne une pédagogie de la rébellion, mais aussi de la résilience. Son audace ? Proposer de faire de la langue et de la réflexion des armes contre le fatalisme et l’ignorance, quels que soient le contexte ou le public.

En 2020, il déclarait sur France 2 : « Celui qui détient la parole, détient le pouvoir ». Rien n’est dit si la parole s’arrête au simple témoignage. Sous la plume de Kery James, elle fertilise, questionne, bouscule. Elle éduque, non pas en surplomb, mais aux côtés.

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