• À l’origine des mots : la filiation slam et poésie urbaine dans l’œuvre de Kery James

    24 juin 2025

Kery James : un poète urbain, bien avant le mot

Pour identifier l’empreinte du slam et de la poésie urbaine dans ses textes, il faut d’abord revenir sur la trajectoire de Kery James. Né en 1977 aux Abymes (Guadeloupe), Alix Mathurin grandit à Orly, en banlieue parisienne. Il débute adolescent avec Idéal J, avant de s’envoler en solo dès 2001 avec Si c’était à refaire. Depuis, la consistance poétique de son œuvre ne s’est pas démentie – un fait rare dans le rap français, reconnu y compris par des figures extérieures au mouvement.

  • En 2012, lors d’une rencontre au Louvre, Kery James lui-même revendique l’héritage du slam et de la poésie, citant autant Victor Hugo qu'Aimé Césaire ou Grand Corps Malade comme inspirations (France Culture).
  • Le rappeur partage plusieurs scènes avec des slameurs majeurs (notamment Abd Al Malik) lors d’événements publics – un mélange des genres alors encore peu courant dans les années 2000.

Pour autant, Kery James n’a jamais renié son étiquette rap. Il la dépasse en intégrant à sa musique une oralité héritée des grandes traditions poétiques afro-caribéennes et africaines. C’est l’une des singularités de son écriture.

Le slam et la poésie urbaine : racines et essor

Avant d’analyser en profondeur la manière dont Kery James s’approprie ces influences, il importe de définir le cadre. Le slam naît à Chicago, dans les années 1980, initié par Marc Smith. Il s’agit d’un art oratoire, parfois compétitif, où le texte prime sur le beat et l’égo. En France, le slam explose dès les années 2000, incarné par Grand Corps Malade, mais aussi par des collectifs comme 129H ou Le Cercle des Poètes Disparus. La poésie urbaine, plus vaste, se définit comme une littérature du quotidien, des marges, de l’expérience sociale la plus immédiate.

  • Le slam en France, c’est plus de 35 festivals actifs en 2022 selon l’association Slam Production ; et un public jeune, souvent issu de quartiers populaires (source : INSEP, rapport 2022).
  • La poésie urbaine, elle, nourrit depuis des décennies la chanson française, le théâtre, mais surtout le rap – de NTM à Oxmo Puccino.

Chez Kery James, ces deux traditions fusionnent : elles apportent à ses textes un rythme, une densité lexicale, une attention aux silences et aux ruptures que l’on retrouve rarement ailleurs.

Analyse textuelle : l’esthétique du verbe chez Kery James

Le poids des mots : économie et force

Dès ses premiers morceaux en solo, Kery James manie une langue sobre et ciselée. Le choix du mot juste, la brièveté percutante (« Banlieusards », « Lettre à la République ») relèvent moins de la simple punchline que d’une authentique économie poétique. On retrouve ici les principes du slam :

  • Préférer la puissance à la prolixité
  • Rechercher la clarté, l’imaginaire, l’image forte (ex : « L’argent n’a pas d’odeur mais l’homme a une conscience » dans « Je représente »)
  • Basculer du récit personnel à la portée universelle

Exemple marquant dans « A vif » (2008) : « J’appelle à la paix mais ceux qui l’prêchent sont les pires belligérants / L’humanité s’égare, piégée entre la foi et l’argent… »

L’anaphore « j’appelle », la juxtaposition, la rime en “-ant”, tout rappelle la scansion si caractéristique du slam, où le souffle structure le propos.

Rythme, musicalité, souffle : la voix avant tout

Alors que le rap peut parfois privilégier la métrique à la prosodie, le phrasé de Kery James est volontiers heurté, arythmique, ponctué de silences et d’accélérations. L’écoute de ses albums Réel (2009) et MouHammad Alix (2016) révèle une attention particulière à la musicalité du mot—même hors musique.

  • Dans « Racailles », la diction varie, le débit se brise, alterne, dialogue avec les silences.
  • En concert, Kery James pratique la déclamation, parfois sans instrument. Il revendique la filiation du “griot”, cette figure du conteur-africain, à la croisée du verbe slamé et de la poésie orale (voir Les Inrocks, 2012).

C’est cette prédominance du verbe, au sens le plus charnel, qui fait toute sa singularité dans le panorama du rap hexagonal.

Engagement et introspection : filiation poétique revendiquée

La parole comme arme, la rime comme mémoire

Ce qui distingue le slam et la poésie urbaine de la simple chanson, c’est la volonté d’inscrire le texte au cœur du réel, comme un acte politique. Chez Kery James, cette tradition structure tout – allant au-delà du témoignage pour rejoindre l’empathie universelle. Il cite volontiers Aimé Césaire ou Léon-Gontran Damas comme modèles, mais c’est surtout la figure de Jacques Roumain ou d’Édouard Glissant qui affleure, cette idée d’écrire pour « dire le non-dit ». La rhétorique de l’adresse – omniprésente dans ses textes (« lettre à la République… », « Dernier MC ») – vient tout droit du slam, et ses racines sont à chercher dans cette tradition de la poésie engagée.

Introspections et dialogues intérieurs

Lettre à mon public, Lettre à mon frère, Lettre à la République… Derrière cette trilogie épistolaire se profile toute une tradition du “poème conversation”, chère au slam et à la poésie urbaine contemporaine. Ces textes s’apparentent non à des morceaux de bravoure, mais à des invitations à la réflexion—au dialogue absent, à la confession publique.

  • Dans « Constat amer », il use du vers libre, multiplie les enjambements, brouille le couplet-refrain classique. Le texte devient parole à vif, confession—une dimension slammée, que l’on retrouvait rarement dans le rap français du début de siècle.
  • Ce style « lettre à », très emprunté aux genres poétiques, fait école : on le retrouvera chez Youssoupha (Lettre à la République) ou Médine.

Jeux d’influences : paroles en écho

Des Silhouettes fraternelles

La relation de Kery James au slam ne s’arrête pas à la posture littéraire. Dès les années 2000, il croise la route d’Abd Al Malik, de Grand Corps Malade (notamment lors de la Fête de l’Huma en 2012) mais aussi du collectif Slam ô féminin.

  • En 2011, à l’occasion du documentaire « Slam, ce qui nous brûle », diffusé sur Public Sénat, il prête sa voix et son analyse pour redéfinir la poésie urbaine comme un art du partage, du désenclavement symbolique.
  • En 2013, lors d’une série d’ateliers à Bobigny, il défend devant des lycéens la poésie du quotidien, rappelant que « chaque vie mérite son poème » (témoignages relayés par France 3 Île-de-France).

L’oralité comme héritage et transmission

La dimension orale du rap de Kery James nourrit son improvisation, sa capacité à produire des textes sans filet lors d’événements live, parfois même sur des scènes de slam (notamment aux Mots à la bouche en 2015). Il incite de jeunes artistes à mêler leurs influences pour réinventer la langue, alternant argot et français classique, prosodie et scansion brute. Parole simple, poésie vraie.

Perspectives : entre héritage et nouvelle génération

Si l’inspiration slam et poésie urbaine saute aux oreilles dans l’œuvre de Kery James, c’est parce qu’il représente un maillon rare au sein de la musique urbaine française : celui du dialoguiste, du transmetteur de mémoire, du poète du bitume. Le succès critique et populaire - plus de 300 000 albums vendus pour Réel (IFOP Music, 2009), des tournées à guichets fermés, un film et une pièce de théâtre plébiscités - confirme que cette parole porte loin et fort.

Face à l’uniformisation de certains pans du rap, Kery James persiste à rappeler le pouvoir subversif du mot, héritier d’une tradition qui va du griot africain au conteur des cités. En filiation directe avec le slam, la poésie urbaine, mais aussi le hip hop américain le plus conscient, il incarne un pont générationnel. Chacun de ses morceaux est un atelier de poésie adressée, une invitation à ne jamais dissocier musique et littérature, beat et métaphore, souffle et transmission.

La relève existe déjà, dans le sillage de ses textes : des artistes comme Gaël Faye, Chilla, Éloquence, ou l’éclosion de scènes slam dans les capitales régionales françaises, montrent que le raffinement littéraire du verbe et l’exigence du propos sont loin d’être incompatibles avec la rue et le quotidien. Chez Kery James, le poète urbain n’est pas un titre, c’est un geste, un témoignage—et une promesse d’avenir.

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