• Aux racines du verbe : Kery James face à la littérature décoloniale

    29 juillet 2025

Un héritage littéraire qui éclaire les textes de Kery James

Dans la constellation du rap français, Kery James occupe une orbite singulière. À l’écart du vacarme médiatique, sa plume trace une trajectoire où mémoire, politique et introspection se télescopent sans cesse. Mais contempler son œuvre sans explorer la nappe souterraine qui alimente sa pensée serait passer à côté d’un moteur essentiel : la littérature décoloniale. Ce courant, par ses mots, ses combats et ses ruptures, a infusé la vision du monde de Kery James, de ses rimes les plus tranchantes à ses positions les plus nuancées.

À la source : comprendre la littérature décoloniale

Avant de plonger dans les interstices du rap de Kery James, il importe de définir ce qu’est la littérature décoloniale. Mouvement à plusieurs têtes, il ne se résume pas à un élan académique né dans l’après-guerre. La littérature décoloniale s’incarne chez des écrivain·e·s qui, du Maghreb à la Caraïbe, en passant par l’Afrique subsaharienne, ont fait trembler la domination coloniale par le verbe.

  • Frantz Fanon, en publiant “Peau noire, masques blancs” (1952) puis “Les Damnés de la Terre” (1961), posait le diagnostic d’une aliénation durable et documentait le bouleversement psychique de l’opprimé.
  • Aimé Césaire et ses “Cahiers d’un retour au pays natal” (1939) cristallisaient la négritude à travers la poésie : refus des assignations, redéfinition de l’humanité.
  • Edouard Glissant et ses essais sur la créolisation posèrent très tôt la question du dialogue — ou du conflit — entre cultures, langues et identités multiples.

La littérature décoloniale conjugue plusieurs objectifs :

  • Restaurer une dignité bafouée
  • Mettre à nu les mécanismes d’oppression et d’aliénation
  • Réhabiliter les récits éclipsés par l’Histoire officielle
  • Favoriser l’émancipation, l’autonomie et la pensée plurielle

Ce sont là autant d’échos dans la discographie de Kery James, dont les morceaux opèrent souvent comme des lectures du réel, ouvertes à la contradiction et aux héritages.

Comment la décolonialité façonne le propos de Kery James

De “Banlieusards” à “Lettre à la République”, la teneur des textes de Kery James s’aligne sur les grandes lignes de la pensée décoloniale, mais sans jamais verser dans la mimésis.

  • La contestation de l'ordre établi Loin d’une simple dénonciation superficielle, Kery James va puiser dans les récits de Fanon et Césaire l’idée d’une critique structurée des institutions : système judiciaire, école, médias. Tout autant qu’aux figures de l’intelligentsia, il se réfère aux voix issues des quartiers – à rebours d’une vision folkloriste, il hybride théorie et expérience vécue.
  • L'affirmation identitaire S’inspirant du concept de négritude de Senghor et Césaire, il convoque la mémoire noire, l’histoire africaine et la complexité des identités issues de l’immigration postcoloniale. Dans “Racailles” (2008), puis “Musique nègre” (2016), Kery James ne recycle pas la victimisation ; il promeut l’empowerment, la prise de parole et la fierté sans exclusion.
  • L'appel à la réappropriation de l’histoire À l’image du “Discours sur le colonialisme” de Césaire, une rupture s’effectue : celle du récit unique. La narration dominante est constamment renégociée. En 2017, dans “Le combat continue Partie 3”, il s’interroge : “Qui écrit l’histoire quand les miens n’ont pas de plume?” — allusion directe au rôle des intellectuels décoloniaux.

De la bibliothèque à la scène : quand le rap s’empare des auteurs décoloniaux

Nombre d’observateurs s’accordent à dire que la pensée de Fanon, Césaire ou Glissant, longtemps confinée à l’univers académique, trouve dans certains courants du rap un nouvel espace de diffusion. Kery James n’a jamais caché ses lectures. Sur scène ou dans ses interviews (voir notamment France Culture, 2019), il cite explicitement Frantz Fanon. Son titre “Lettre à la République” (2012) fonctionne comme un manifeste à la fois littéraire et musical : la structure épistolaire, empruntée à la tradition des lettres ouvertes politiques, devient le support d’un discours pénétré d’argumentaires proches de ceux de Fanon.

Il faut aussi prêter l’oreille à un travail de vulgarisation, quasi-pédagogique, qui s’opère dans ses albums :

  • Référence à la créolité glissantienne dans les propos sur la diversité linguistique et culturelle des banlieues.
  • Concepts d’aliénation et d’assimilation, hérités de la littérature décoloniale, déconstruits via le format punchline, plus immédiat et percussif (“Je voulais être blanc pour être accepté”).
  • Échos à la parole collective et au refus de l’assignation, thématiques récurrentes dans les textes majeurs de la négritude.

Cette porosité entre littérature et rap s’incarne dans la réception du public. En 2012, “Lettre à la République” a été visionné plus de 20 millions de fois sur YouTube ; ses textes deviennent objets d’étude dans l’enseignement secondaire (source : Le Monde, 2014). Ils circulent aussi largement sur les réseaux sociaux, instruments contemporains de la dissémination des idées décoloniales.

Étendre les frontières : influences, transmission et résonances

Kery James n’est pas un lecteur ascétique : il croise la littérature décoloniale avec d’autres horizons.

  • Il échange, dans ses interviews, avec des écrivain·e·s contemporains comme Léonora Miano (“Habiter la frontière”) ou encore Achille Mbembe, dont les essais sur la postcolonie sont cités en référence lors de conférences (cf. Institut du Monde Arabe, 2019).
  • Il inspire à son tour : des slameurs, collectifs étudiants, mais aussi universitaires (notamment Pap Ndiaye ou Nabil Ennasri) utilisent ses textes comme objets de réflexion sur la question postcoloniale.
  • Il relie sa musique à des événements contemporains : ainsi, lors du mouvement contre la réforme des retraites (2023), ses paroles ornaient des pancartes lors des manifestations, reprises comme des slogans par des manifestant·e·s issus de milieux variés.

Cette circulation entre les espaces, ces va-et-vient entre milieux universitaires, quartiers et sphères médiatiques dessinent l’esquisse d’un pont inédit : la littérature décoloniale n’est plus orphelin, elle trouve une caisse de résonance inédite dans le rap engagé.

Entre introspection et responsabilité : le legs décolonial dans l’œuvre de Kery James

Là où d’autres se contenteraient de slogans, Kery James complexifie la posture héritée des penseurs décoloniaux. S’il adopte la rhétorique du refus, il encourage aussi le dépassement. La littérature décoloniale n’est pas un carcan, mais une grille de lecture à enrichir et discuter, pour se penser au-delà des schémas de dominé/dominant.

  • Doute et remise en question permanente : À l’image des essais contradictoires de Glissant, Kery James interroge autant qu’il affirme.
  • Ouverture à l’universel : Attaché à ses héritages mais jamais enfermé dans une idéologie, il valorise l’altérité, la pluralité, la rencontre.
  • Transmission : Les multiples “interventions” (conférences, débats, masterclasses) sont autant d’occasions pour lui d’inciter la nouvelle génération à lire, structurer sa pensée… et à écrire.

Vers de nouveaux héritages : comment la littérature décoloniale irrigue durablement la scène rap

L’œuvre de Kery James s’inscrit désormais parmi les catalyseurs majeurs d’une hybridation entre littérature et musique populaire : fer de lance du rap conscient, il a contribué à faire connaître Fanon ou Césaire à une jeunesse parfois éloignée des circuits classiques de la culture. Mais cette influence agit en retour : les nouveaux noms du rap français, de Médine à Lous and the Yakuza, revendiquent explicitement la lignée décoloniale, propulsant le dialogue encore plus loin.

Les chiffres témoignent de l’efficacité de cette contamination culturelle : selon le Centre National de la Musique, près de 40 % des textes de rap programmés lors de la “Semaine de la Mémoire” (2023) faisaient référence, directe ou indirecte, à des thématiques postcoloniales ou à des auteurs issus de ce courant. La littérature ne demeure plus le seul apanage de l’élite : à travers les playlists, les cyphers et les battles, elle redessine le visage de la contestation contemporaine.

Alors qu’une nouvelle séquence décoloniale agite l’espace culturel et politique français, l’influence de la littérature du même nom sur l’œuvre de Kery James apparaît moins comme une posture que comme un fil rouge. Un fil qui relie la mémoire et le présent, la phrase et le flow, le texte et le contexte. Un fil qui, surtout, invite à contempler autrement la puissance des mots, entre héritage et invention, entre révolte et transmission.

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